Lire notre revue Vatusium n° 17, La traversée de Passy, p. 28-30, p. 30 (autoportrait de Bourrit), nombreux extraits : p. 32-33, 37-38, 40 à 48, 50-54, 56, 59.
Voir aussi C.E. Engel, La Littérature alpestre en France et en Angleterre aux XVIIIe et XIXe siècles, 1930, rééd. 2009 avec préface de Paul Guichonnet, p. 131-132 et Le Mont-Blanc. Route classique et voies nouvelles, coll. Montagne, éd. Victor Attinger, 1939, chapitre 3, p. 24-29.
Compléter avec notre page sur les récits de voyages de M.-T. Bourrit.
Marc-Théodore Bourrit est issu d’une famille française, qui trouva refuge à Genève pour raisons religieuses. Chantre à la cathédrale de la ville, il a parcouru les Alpes en tous sens et se comportait un peu comme le guide officiel de la vallée de Chamonix.
Il est considéré, avec H.-B. de Saussure et les frères Deluc, comme un pionnier de l’exploration des Alpes et de la naissance de l’alpinisme. Contrairement à eux, il n’est ni scientifique ni issu de l’aristocratie genevoise. Ses moyens financiers sont donc limités. Mais ses talents de peintre vont lui permettre d’illustrer ses ouvrages, qui connaîtront un certain succès.
En 1775, il réalise l’ascension du mont Buet (3096 m) par la Pierre-à-Bérard (Vallorcine). Plus tard, il tente, à plusieurs reprises, l’ascension du mont Blanc (en compagnie de Michel Paccard ou de Saussure) sans jamais y parvenir.
Claire-Eliane Engel brosse en 1939, dans son ouvrage Le Mont-Blanc, le portrait de M.-T. Bourrit et raconte les premières tentatives d’ascension du mont Blanc (chapitre 3, p. 24-29) :
« Vers 1772, un nouveau personnage entre en scène Marc-Théodore Bourrit, de Genève. Voici son portrait, tracé par un voyageur allemand, C.-A. Fischer « Une stature longue et maigre, un teint hâlé comme celui d’un mulâtre, un œil ardent, plein de génie et de vie, une bouche ornée par un trait de finesse et de bonhomie qui inspire la confiance ».
Plébéien de Genève, à l’instruction superficielle, d’intelligence moyenne, il avait un vernis de science, de littérature, d’art, de musique. Il était chantre à la cathédrale, peintre et graveur. Fier de ses multiples talents, il était dévoré d’ambition. Il semble que, toute sa vie, il ait voulu rivaliser avec Jean-Jacques Rousseau, comme lui Genevois, pauvre, de basse extraction et musicien. Bourrit était d’une jalousie féroce ; c’était un arriviste sentimental, théâtral même. Comme tous ses contemporains, il versait des torrents de larmes, ce qui ne l’empêchait jamais d’attaquer ses rivaux avec violence et mauvaise foi. […]
Il eut pourtant une belle passion : la montagne, et il lui consacra sa vie. De 1770 ou 71 à 1819, l’année de sa mort, il voyagea dans les Alpes, allant souvent à Chamonix. Il adorait la haute montagne et la comprenait par moments. Il ne sut jamais s’y adapter redoutant le froid, mal équipé, mal chaussé, portant un parapluie rouge pour traverser les alpages où estivaient les vaches, il lui arrivait toujours des aventures cocasses, et il persévérait dans sa passion. Ses compagnons d’occasion, Saussure, Murith, prieur du Grand St-Bernard, ses guides mêmes, étaient vite lassés par cet homme qui marchait mal et parlait trop. Seuls, les touristes (1), qui ne le fréquentaient que, pendant quelques heures, en terrain facile, étaient éblouis par ses déluges d’éloquence, ses exclamations intarissables et son style à la Rousseau. […]
(1) Les témoignages de C. A. FISCHER, de CAMBRY, Robert GRAY et de Mme de La BRICHE sont bien amusants.
Il avait un sens de la réclame digne du XXe siècle. Il écrivait beaucoup et mal, sentait l’insuffisance de son talent, en dépit des concerts d’éloges et se donnait beaucoup de peine pour lancer ses livres. Il s’était surnommé l’Infatigable Bourrit, l’Historiographe des Alpes. Il avait des théories scientifiques à lui […].
Il peignait des paysages de montagne avec beaucoup de minutie et aucune vue d’ensemble. Louis XVI et plus tard l’Impératrice Joséphine lui achetèrent des toiles. Buffon accepta avec une indifférence polie la dédicace d’un livre ; le prince Henri de Prusse, la reine Louise vinrent le voir : c’était la gloire.
Il a joué un rôle de premier plan. Il a révélé l’existence de plusieurs vallées, dont celle de Zermatt, et il a fixé l’attention du public sur le Mont-Blanc. Très tôt, il en crut l’ascension possible. L’entreprise l’enthousiasmait, d’abord pour le but à atteindre, et ensuite pour l’éclat qui devait en rejaillir sur lui-même.
Son premier livre, Description des Glacières de Savoye, avait paru en 1773. On l’avait beaucoup lu, Chamonix était en passe de devenir une station à la mode. Il fallait tenter quelque chose. Bourrit se démenait, parlait, improvisait. Dans la vallée même, on se mit à penser que l’ascension n’était peut-être pas impossible, après tout. »
« Tant et si bien que, le 13 juillet 1775, quatre hommes se mirent en route : Michel et François Paccard, Victor Tissay, Jean-Nicolas Couteran. La voie qui s’imposait était la Montagne de la Côte, le promontoire de terre ferme qui allait le plus avant dans les glaces. Les deux frères Paccard, des cristalliers probablement, avaient l’expérience de la glace. Partant au petit jour du pied du glacier de Taconnaz, ils montèrent très péniblement les pentes de la montagne, se poussant et se tirant les uns les autres. A 8 h. du matin, ils arrivaient à « une plaine de glace située au pied du Mont-Blanc (1) », la Jonction, très crevassée, avec de nombreux ponts de neige. Les quatre hommes n’étaient pas encordés : l’usage ne s’en établira que beaucoup plus tard. Ils découvrirent tout l’étonnant paysage des hautes glaces : un petit lac bleu, une arche qui l’enjambe, d’immenses parois. On voyait au loin le lac de Genève. A gauche, ils laissèrent un « roc aplati au milieu des neiges » (les Grands Mulets) où brillaient des veines de cristaux. Et alors, la chaleur du milieu du jour se fait sentir, la neige fond, ils enfoncent et le Mont-Blanc semble de plus en plus haut, de plus en plus loin. Les nuages s’amassent. Un bivouac était hors de question ; ils décidèrent de rebrousser chemin. Couteran faillit glisser, dans une crevasse, ce qui acheva de démoraliser l’équipe. Ils regagnèrent Chamonix à 10 h du soir, épuisés. Ils avaient dû atteindre le bord inférieur du Grand Plateau. […]
(1) A moins d’indications spéciales, les passages entre guillemets sont empruntés au journal du Dr Paccard.
Le 12 juillet 1783, on essaie de nouveau, et l’étudiant en médecine, devenu le Dr Paccard, raconte ainsi ce qui s’est passé : « Le Grand Jorasse, Joseph Carrier, Marie Couttet sont partis pour le Mont-Blanc. Ils sont allés coucher à la Montagne de la Côte, ont eu bon traverser le glacier des Bossons, mais ils ont trouvé le rocher difficile, pourri, et sont allés jusqu’à l’arc de neige qui y voûte le premier rocher du pied du petit au second Mont-Blanc, où il a pris mal à Marie Couttet. Le soleil arrivant vers le bétier (? la bédière 1) environ 8 à 9 h du matin, ils sont redescendus. Le soleil leur a fait plus de peine. Ils ont été pustulés. En montant, la neige était dure, et molle en descendant vers midi. Ils se sont glissés sur le dos. Ils sont venus dormir sous la Montagne de la Côte ». Ils avaient atteint le Petit Plateau.
(1) Patois savoyard : cours d’eau sur la glace.
Alors intervient Bourrit, « qui mettait plus d’intérêt que moi à la conquête du Mont-Blanc » écrit Saussure. Il veut tenter l’ascension lui-même. Il essaie d’emprunter le baromètre de Saussure qui, prudemment, refuse de le prêter. Il demande ensuite au naturaliste genevois Henri-Albert Gosse de l’accompagner : nouveau refus. Paccard, dont l’intérêt pour les montagnes s’affirme de plus en plus, accepte de faire partie de l’équipe pour se charger des observations barométriques. Bourrit adressera à Saussure un long récit fleuri de l’aventure.
Paccard ne dira que ceci : « Le 15 environ du mois de septembre 1783, nous sommes partis, M. Bourrit, moi, le meunier, Marie et Jean-Claude Couttet. Nous sommes allés coucher à la Tournelle de la Montagne de la Côte. Nous n’avons pénétré que jusqu’au glacier très découpé. Alors, le Mont-Blanc était couvert de nuages. M. Bourrit n’a pas osé mettre les pieds sur la glace ». On voit la scène !
L’été suivant, le 16 septembre 1784, Bourrit revient et veut monter, cette fois, par St-Gervais. Paccard se garde bien de recommencer l’expérience de l’année précédente. Bourrit prend avec lui Jorasse et Marie Couttet, ses deux guides de 1783, Gervais et Guidet, de la Gruaz, un muletier et Raton, son chien. Ils couchent dans les derniers chalets, près du glacier de Bionnassay, partent au petit jour et gagnent Pierre Ronde. Là, Bourrit a froid et mal à la tête. Il s’arrête pour dessiner. Deux guides, Gervais et Couttet, agacés, partent de l’avant et, probablement, gravissent en six heures l’Aiguille et le Dôme du Goûter. Mais l’arête des Bosses, qui se trouve alors devant eux, est bien trop raide et bien trop vertigineuse pour qu’ils poursuivent leur route. Ils redescendent après avoir bâti un cairn. Bourrit, entre temps, s’était guéri.
Les guides, sinon l’Infatigable, étaient allés si haut que Saussure, cette fois, décide de tenter lui-même l’aventure Malheureusement, il ne peut éviter la compagnie de Bourrit et du fils de celui-ci, aimable garçon de vingt-et-un ans qui ressemble à son père. Saussure fait construire une hutte aux Rognes, pour pouvoir passer une nuit à peu près confortable, et il y monte le 21 septembre 1785. La soirée est d’une beauté idéale, et Saussure la décrit avec extase, dans son beau style sobre. Pendant la nuit, les Bourrit ont le mal des montagnes, bien qu’on ne soit guère à plus de 2.100 m. Au matin, ils ont froid, et ils retardent le départ jusqu’à 6 h. On commence à monter vers l’Aiguille du Goûter, à travers les éboulis, puis sur le glacier de Tête-Rousse. On aborde l’arête, très raide et couverte de neige fraîche. C’est épuisant, et la couche est si épaisse qu’il faut abandonner l’ascension et rebrousser chemin.
Saussure se fait encorder à la descente. Bourrit, retenu par le collet de son habit par un guide, s’appuie au bras d’un autre ; son fils s’accroche à l’habit d’un troisième. De retour aux Rognes, les Bourrit, très mal en point, se hâtent de partir pour la vallée, Saussure passe une seconde nuit dans la cabane, étudiant ses appareils et calculant les chances de succès d’une nouvelle tentative. » (fin du chapitre 3)
Gravures de Bourrit :
Voir sur le site Gallica Bibliothèque numérique 26 Illustrations de Voyages dans les Alpes par Marc-Théodore Bourrit.
Site ETH Bibliothek
Site BU-Lyon1
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