Culture, Histoire et Patrimoine de Passy

Les hypothèses de H.B. de Saussure sur le crétinisme

Written By: BT

Lire notre revue Vatusium n° 16

Dans son Voyage dans les Alpes, publié en 1786, H.B. de Saussure a étudié le phénomène du crétinisme au chapitre « Des crétins et des albinos ». Voir le tome II, chap. 47, p. 480 à 488, § 1030 à 1036.

Un fac-similé du Voyage dans les Alpes est disponible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France . Le texte concernant le crétinisme a été transcrit par CHePP (l’orthographe de l’époque a été conservée).

Chapitre XLVII Des crétins et des albinos

Plan :
Introduction
Causes attribuées à cette maladie
Observation générale qui exclut toutes ces causes
Exemples détaillés de cette observation
Chaleur et stagnation de l’air, vraies causes de cette maladie
Préservatifs conformes à ces principes

p. 480, § 1030 Introduction

« La vue de la nature humaine avilie et dégradée, cause à presque tous les hommes un sentiment pénible ; ce sentiment est peut-être moins celui de la pitié que celui de l’amour propre blessé par l’idée d’appartenir à la même classe d’êtres, joint à une vague crainte de la possibilité d’être soi-même réduit au même état. Les Crétins produisent au plus haut degré ces impressions douloureuses, parce qu’à l’imbécillité ou à l’absence totale des facultés intellectuelles, ils réunissent la figure la plus hideuse et la plus dégoûtante. L’impression que firent sur moi ceux que je vis rassemblés à Villeneuve d’Aoste ne s’effacera jamais de mon souvenir. Dès lors appelé par l’étude de l’histoire naturelle à voyager dans les montagnes où cette maladie n’est que trop fréquente, j’en ai étudié les symptômes et les causes avec la plus grande attention. »

§ 1031 Symptômes de cette maladie.

« Le signe extérieur le plus ordinaire de cette maladie est un engorgement des glandes du col, qui produit les tumeurs connues sous le nom de goîtres. Je ne veux pas dire que tous ceux qui ont des goîtres soient des crétins, je connois dans l’un et l’autre sexe des gens de beaucoup d’esprit qui ont des goîtres ; je dis seulement que tous les crétins, tous ceux du moins que j’ai vus en sont affligés. Mais chez eux ce gonflement semble être l’effet d’un relâchement de la fibre, plutôt que d’une obstruction  proprement dite. Car tout indique en eux un relâchement extrême ; leurs chairs sont molles et flasques, leur peau flétrie et pendante, leur langue épaisse, leurs lèvres et leurs paupières grosses et saillantes. Leur teint est d’un jaune tirant sur le brun, d’où leur est vraisemblablement venu le nom de marons qu’on leur donne dans la vallée d’Aoste. Le même relâchement se manifeste dans leur caractère : ils sont en général de la plus grande inertie ; et quoique les besoins les excitent aux mouvements indispensables pour la conservation de leur vie, on voit chez eux une apathie et une indolence excessive ; il y en a même qui ne sont capables d’aucun mouvement spontané, si ce n’est celui de la déglutition, et que l’on nourrit à la cuiller comme des enfans nouveaux nés.

 

C’est là le degré extrême de cette maladie, au-dessous de ce terme les fonctions vitales cessent, et l’individu, car je ne saurais le nommer un homme, n’a plus le ressort nécessaire pour vivre. Mais depuis ce degré jusqu’à celui de la parfaite intelligence, on trouve dans le Valais, dans la vallée d’Aoste, dans la Maurienne, toutes les nuances intermédiaires qu’il est possible d’imaginer. On voit des Crétins qui ne profèrent que des sons inarticulés, d’autres qui balbutient quelques mots, d’autres qui, sans avoir l’usage de la raison, sont pourtant capables d’apprendre par imitation à vaquer à quelques-uns des travaux de la maison ou de la campagne ; on en voit même qui se marient, remplissent tant bien que mal les devoirs de la société, et sont pourtant évidemment atteints de cette infirmité.

Il paroît que c’est surtout dans l’enfance, dans cet âge où la fibre est tendre et flexible, que se détermine cette maladie ; car ceux qui en ont été exempts jusqu’à leur huit ou dixième année, le sont également pour toute leur vie. Les étrangers qui viennent s’établir dans le pays ne la prennent jamais, mais leurs enfans y sont sujets comme ceux des indigènes. »

§ 1032 Causes attribuées à cette maladie

« Comme on a observé cette maladie, principalement dans les Alpes, on l’a attribuée aux eaux de neige ou de glace fondue ; on a dit que ces eaux étoient crues, sans attacher pourtant un sens physique bien précis à cette qualification. D’autres ont cru que c’étoient des eaux plâtreuses, séléniteuses *, calcaires, ou chargées de parties terreuses quelconques, qui produisoient ces engorgemens. D’autres le sont imputés aux vapeurs des marais qui occupent le fond de quelques vallées des Alpes. On en a accusé enfin la malpropreté, la nourriture grossière, l’ivrognerie, la débauche. »

* Note CHePP : (de sélénite, ancien nom du gypse) qui contient du sulfate de calcium (Petit Robert).

§ 1033 Observation générale qui exclut toutes ces causes.
  « Mais ce qui démontre à mon gré, qu’aucune des causes, ni même leur réunion ne suffit pour produire cette maladie, c’est cette observation générale que j’ai vérifiée dans tous mes voyages, qu’on ne voit des Crétins, ni dans les hautes vallées, ni dans les plaines ouvertes de toutes parts. Si c’étoit la crudité des eaux, où sont-elles plus crues, plus froides, plus imprégnées de ces parties obstruantes que l’on suppose cachées dans la neige et dans la glace, que dans les hautes vallées, situées au pied des glaciers, où l’on ne boit d’autre eau que de l’eau de glace ou de neige fondue, et où même dans quelques endroits on est attaché à ces eaux par une espèce de préjugé ? Or, je puis assurer que dans tous mes voyages, je n’ai pas vu un seul village sujet à cette maladie à une hauteur qui passât 5 ou 600 toises * au-dessus de la mer. Quant aux eaux plâtreuses ou imprégnées de quelque terre que ce puisse être, elles sont plus communes dans les plaines que dans les montagnes. Les vapeurs marécageuses ne donnent pas non plus des goîtres dans les plaines. Enfin la mauvaise nourriture et les vices auxquels on attribue cette infirmité, et dont je ne répéterai pas la triste énumération, n’ont aucun rapport particulier avec les montagnes : fils de la misère et de l’intempérance, ils affligent à peu près également partout les classes inférieures de l’humanité. »

* Note CHePP : une toise = 6 pieds = environ 2 m (1,949 m.). Donc 974,5 m à 1169,4 m.

§ 1034 Exemples détaillés de cette observation.

« C’est une chose qui me frappa dès mes premiers voyages dans les Alpes, que dans une même vallée, sur les bords du même torrent, les paysans d’une même nation , vivans tous à peu près de la même manière, fussent parfaitement sains, vifs et dégagés dans le haut de la vallée ; que les symptômes de cette maladie commençassent à paroître dans les lieux plus bas, et allassent en augmentant jusqu’à un certain terme, passé lequel, les vallées commençant à s’ouvrir du côté des plaines, on voyoit cette infirmité décroître par les mêmes gradations, et disparoître enfin totalement dans les palines ou dans les grandes vallées bien ouvertes et bien aërées.

J’ai placé ce chapitre ici parce que la descente du St-Bernard fournit l’exemple le plus frappant de cette observation. Les habitants du bourg de St-Pierre, ceux d’Aleve, ceux mêmes de Liddes n’ont pas la moindre apparence de crétinisme : à Orsière les teints commencent à se plomber ; à St-Branchier, les symptômes deviennent plus marqués ; à Martigny on voit beaucoup de gens qui en sont affligés dans un très haut degré, et très peu qui n’en ayent quelque atteinte : et le village le plus infecté est encore plus bas de l’autre côté de Rhône. Passé ce village, la maladie diminue, on en trouve pourtant encore à St-Maurice, à Bex, à Vevey même ; puis dans le milieu de nos plaines, à Lausanne, Morges, Genève, on ne voit absolument plus de crétins ; il reste seulement quelques goîtres, mais que je crois d’une nature différente, et qui ne sont point accompagnés des symptômes généraux de relâchement dont j’ai donné plus haut le détail.

On observe les mêmes gradations dans la vallée d’Aoste. A Courmayeur point de Crétins, point à Morgès, quelques commencemens à La salle, puis une augmentation graduelle jusqu’à Villeneuve où semble être le maximum. Il y en a cependant encore beaucoup à la Cité. Mais passé la Cité, ils diminuent graduellement jusques dans les plaines de la Lombardie où l’on n’en voit absolument plus. Les mêmes nuances se voyent dans la Maurienne, et en général dans toutes les vallées des Alpes sujettes à cette maladie.

Ce qui confirme encore cette observation, c’est que dans les pays de montagnes, les habitants des lieux les plus élevés passent universellement pour les plus industrieux et les plus rusés. Cela se voient même sur leur physionomie. J’oserais assurer qu’un homme un peu physionomiste, arrivant à Martigny un jour de foire, où les habitants des hauteurs sont mêlés avec ceux des basses vallées, pourrait sur la seule inspection de leurs traits décider à très peu près de la hauteur à laquelle est né tel ou tel individu. Car ceux qui sont nés dans les endroits où cette maladie est endémique, lors même qu’ils ne sont point imbécilles, ont presque toujours un mauvais teint et quelque chose d’éteint et de flasque dans toute l’attitude du corps. »

§ 1035.  Chaleur et stagnation de l’air, causes de cette maladie.

« Je crois donc qu’il faut chercher la cause de cette maladie dans quelque modification qui soit exclusivement propre aux vallées peu élevées au-dessus de la mer. Or, je ne vois rien qui satisfasse à cette condition, si ce n’est la chaleur et la stagnation de l’air renfermé par les montagnes qui entourent ces vallées. Et ce qui prouve l’influence de la chaleur, c’est qu’en général dans les vallées un peu larges, comme celle du Rhône, où il y a des habitations des deux côtés de la vallée, les villages situés du côté le plus exposé au soleil, qui reçoivent et ses rayons directs, et ceux qui sont réfléchis par des  rochers situés au-dessus d’eux, paroissent y être plus sujets que les villages exposés au nord. Dans le Valais, par exemple, le village de Branson, situé vis-à-vis de Martigny, a infiniment plus de crétins, parce qu’il est exposé au midi au pied d’un roc, et par cela même sujet à de beaucoup plus grandes chaleurs.

Mais d’un autre côté, la chaleur seule ne suffit pas pour produire cette maladie, puisque les plaines des pays méridionaux, brûlées par des chaleurs suffocantes, n’y sont point du tout sujettes.

Il paroît donc, que quand l’air renfermé dans de profondes vallées est fortement réchauffé par les rayons du soleil, il y contracte un genre de corruption dont la nature ne nous est pas bien connue. Cet air chaud et corrompu agit principalement sur les fibres tendres des enfans, il y produit un relâchement considérable, d’où résultent ces gonflements et cette atonie générale, qui est le caractère spécifique de cette maladie

Il est bien possible, et même vraisemblable, que les exhalaisons des marais qui occupent le fond de quelques-unes des vallées sujettes aux crétins, contribuent à cette maladie ; mais je crois que c’est plutôt par la chaleur dont ces vapeurs rendent  l’air susceptible, et par le relâchement qu’elles occasionnent, que par les miasmes putrides qui s’élèvent des marais. Car, je le répète, les pays de plaine les plus désolés par les vapeurs marécageuses sont sujets à des fièvres, à des maladies très graves, mais on n’y voit point de crétins. Et d’un autre côté, on voir des villages cruellement affligés par le crétinisme, sans qu’il existe aucun marais dans leur voisinage. Villeneuve d’Aoste § 954 est un exemple frappant de cette vérité.

Les goîtres même, quoiqu’ils soient une incommodité très fréquemment séparée de l’imbécillité et du crétinisme, ne sont fréquents que dans les vallées médiocrement élevées. On en voit, par exemple, en Angleterre, mais seulement dans les vallées, dans celles du Derbyshire en particulier ; à Sumatra, aussi dans les vallées, et dans cette isle située sous la ligne équinoxiale, et qui n’a pas de bien hautes montagnes : on ne soupçonnera sûrement pas qu’ils soient produits par les eaux des glaces et des neiges. »

§ 1036 Préservatifs conformes à ces principes.

« La vérité de ces principes commence à être connue à Sion, capitale du Valais, et à la cité d’Aoste : les gens aisés de ces deux villes font, autant qu’ils le peuvent, élever leurs enfans à la montagne jusqu’à l’âge de dix ou douze ans ; quelques personnes ont même la prudence d’y faire accoucher leurs femmes ; d’autres poussent la précaution jusqu’au point de les y faire vivre pendant les derniers tems de leur grossesse, et il n’y a aucun exemple que ce préservatif n’ait été couronné d’un heureux succès.

Quant à ceux qui, par la médiocrité de leur fortune, sont hors d’état d’employer ces précautions, on pourroit leur recommander de préserver, autant qu’il seroit possible, et leurs femmes enceintes et leurs enfans en bas âge de l’action immédiate du soleil, de les faire tenir dans les endroits les plus frais de leur domicile ; de leur donner des alimens d’une digestion facile, et de leur faire faire un usage modéré d’eau acidulée par le vinaigre, qui est tout à la fois tonique, rafraîchissante, antiputride, et à la portée des gens les plus pauvres. Je conseillerois aussi des plantations d’arbres auprès des maisons, pour rafraîchir et purifier l’air, et surtout l’écoulement des eaux stagnantes et marécageuses. Mais ces précautions devroient être, les unes ordonnées par le gouvernement, les autres recommandées par les Curés. Car, par la nature même de cette maladie, à laquelle participent plus ou moins tous les habitants des lieux où elle règne avec force, ils ont tous une indolence et une insouciance telles, qu’ils ne feroient jamais aucun effort pour se délivrer de ce fléau.

Il ne faut cependant pas croire, comme l’ont écrit quelques voyageurs, qu’ils se réjouissent de voir leurs enfans dan  et état d’abrutissement, et qu’ils regardent ces idiots comme la sauve-garde de leurs maisons et un gage de la protection du Ciel. Ce qu’il y a de vrai, c’est que l’extrême apathie de ces imbécilles, les rend ordinairement doux et  tranquilles, et que leurs parens prennent pour eux cet attachement qu’inspirent souvent les soins et une dépendance absolue. Il est vrai aussi que l’idée de leur innocence et de l’impossibilité où ils sont de commettre des fautes qui puissent leur être imputées, se joint à la compassion qu’ils inspirent, et contribue à adoucir leur sort. »

Voir nos autres pages sur… 

–  La lutte contre le crétinisme et les goitres
– Définition et répartition du crétinisme en France et en Europe
– Antoine Fée rencontre une « femme goitrée » et un « crétin » à Chedde en 1835
– Témoignage de P. Grolier sur le crétinisme autour de Passy (Musée des familles, 1856) 
– A la recherche des causes du crétinisme
 Plutôt le goitre que l’uniforme 

Voir notre page sur Horace Bénédict de Saussure et ses compagnons à la conquête du Mont-Blanc

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