Culture, Histoire et Patrimoine de Passy

« Dionysia », une cité engloutie à Passy ?

Written By: BT

Lire notre revue Vatusium n° 1, p. 2, Vatusium n° 1 bis, p. 10 et Vatusium n° 17, p. 40.

Dans son Voyage aux Alpes et en Italie, Albert Montémont (1788-1861) évoque sa traversée de Passy en 1821 et décrit le « Pont aux chèvres » :
« Il passerait bien, je crois, quatre belettes de front sur le pont qui nous occupe ; mais deux hommes qui ne voudraient point se céder le pas, pourraient fort bien tomber dans l’onde, et servir de nourriture aux poissons de l’Arve. » Il ajoute : « À une petite distance de ce pont brillait du temps des Romains une ville opulente, à ce que prétendent les antiquaires du pays. Il n’en reste pas plus de vestiges que de Ninive et de Babylone. » (passage cité dans le Livre d’or du pays du Mont-Blanc et de Chamonix, p. 66)

Légende ou réalité ?

Selon Albert Mermoud,  « la tradition veut qu’une ville nommée Dionysia, située vers Chedde, ait été engloutie par la vidange du lac de Servoz qui se serait brusquement effondré vers le IIIe siècle. Il aurait subsisté plus réduit, sous le nom de lac de Saint-Michel, connu historiquement en 1289, plus bas d’une dizaine de mètres. Puis, il se serait vidé, après un éboulement de la montagne des Fiz. » (Mémoire Mt-Blanc d’antan, p. 69-70)
Il précise que cette « Dionysia pourrait être Saint-Denis, près du Plan des Plagnes, où l’on a trouvé des monnaies romaines éparses dans un jardin dans les années 1920. »
On sait qu’un hameau des Houches, situé au niveau de Servoz sur la rive gauche de l’Arve, porte encore aujourd’hui le nom de « Lac ».

Le village du LAC aux Houches (Source : Plan des Houches)

Selon Paul Soudan, cette tradition orale de « Dionysia » serait attestée déjà dans des documents vers les années 1200 :
« Il semble que la mention écrite de Dionysia apparaisse pour la première fois à la rubrique Passy dans le « Dictionnaire des départements du Mont-Blanc et du Léman » de J.L. Grillet, paru en 1807 ; l’auteur indique tenir ce renseignement d’un mémoire établi par un Maire de Passy qu’un M. de Cornillon lui a communiqué ; ce dernier nom se retrouve fréquemment dans les écrits sur le Faucigny, Sallanches et Passy à partir des années 1200 : c’est une référence pour l’ancienneté de la tradition. Sa citation dans les guides Vallot des années 1920 sur les pays du Mont-Blanc a dû contribuer à la vulgariser. (…) » (Paul Soudan, Histoire de Passy, p. 15)

D’où viendrait ce nom de « Dionysia » ?

Dionysos était le nom grec du dieu du vin et ce sont bien les Romains qui ont introduit la vigne à Passy.
Une confusion aurait pu s’établir entre ce nom antique et « saint Denis », « Dionysus » en latin, qui se rapporte certainement à un évêque de Vienne, ancienne capitale de «l’Allobrogie », martyr romain. ». Ce saint « n’a donc pu être honoré dans la région qu’après la disparition de « Dionysia » (…) On peut donc également supposer une confusion d’époque par la tradition qui n’aurait ainsi baptisé la cité qu’au cours des siècles postérieurs à son existence. (…)» (Paul Soudan, op. cit., p. 16)

Le lieu-dit “SAINT-DENIS” à PASSY aujourd’hui (Source : Plan de Passy)

Des indices troublants

« Vers la fin du XVIIIe siècle les érosions dues à une crue de l’Arve avaient mis au jour dans la plaine de « l’Ile » de Chedde un sommet de cheminée dans laquelle les bergers jetaient des pierres rendant un son métallique. »

« Peu avant 1900, dans la même plaine, en extrayant les remblais nécessaires pour la construction de la voie ferrée, on récupéra dans la grande excavation d’une dizaine de mètres de profondeur ainsi obtenue des pièces de bois ouvré paraissant provenir de constructions. (…) » (Paul Soudan, op. cit., p.18).

Le trou de l’excavateur dans les années 20 ; au premier plan, le clocher de l’école des Plagnes (Coll. Gérard Buttoudin, Traditions et évolution de Passy, p. 12)

Comment expliquer cette éventuelle catastrophe ?

« Ces indices prouvent l’existence d’une cité disparue dont les ruines sont actuellement enfouies sous une couche de matériaux dont on peut imaginer l’importance par celle de la masse d’eau qui a pu être libérée.
En effet, le lac de Servoz était à cette époque encore très important ; par l’examen de couches successives d’alluvions trouvées à diverses profondeurs dans les environs, et les courbes de niveau vérifiées récemment, on lui a attribué des dimensions pouvant atteindre 2 km de longueur et 1 km de largeur en certains points lorsque son niveau était celui de la galerie de la Ratéria, c’est-à-dire à la cote 810 mètres ; or, au Moyen Age la cote du lac, alors de surface réduite et dénommé lac Saint Michel, est abaissée à 800 mètres ; ce sont donc plusieurs millions de m3 d’eau et de matériaux qui ont pu se libérer en un temps relativement court à la suite d’une rupture de la retenue. On doit supposer que la catastrophe s’est produite vers la fin du IIe siècle, époque où les historiens signalent de grandes inondations torrentielles dans les Alpes.
D’après la même tradition les survivants de Dionysia seraient à l’origine de la fondation de Sallanches sur une terrasse de la rive gauche de l’Arve, à l’aval et à l’abri des inondations de la rivière. (…) » (Paul Soudan, op. cit., p. 19)
Pourquoi les Romains auraient-ils pris le risque de s’installer sur une zone aussi dangereuse ?

On a « la preuve irréfutable de la présence des Romains à Passy dès la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Au lieu-dit « Les Outards », on découvrit les ruines d’un petit temple romain dédié au dieu Mars ; on en retira divers objets dont une pièce d’or «aureus » à l’effigie de Trajan, empereur romain de 98 à 117 après J.-C. et deux ex-voto, gravés sur pierre, en excellent état. » (P. Soudan, p. 16)
« Une explication est plausible : le grand lac de Servoz initial constituait une régulation efficace du débit du torrent et mettait la vallée inférieure à l’abri des grandes crues, ce qui ne fut plus réalisé par la suite. »

« La présence en ces lieux d’une « base romaine » de quelque importance, insolite au premier abord, est parfaitement logique : nous nous trouvons à un point stratégique, frontière entre des populations différentes depuis plusieurs siècles. D’un côté les Allobroges, peuple de plaine ayant remonté les vallées facilement accessibles, de l’autre les Ceutrons, ancienne tribu celte tenant avec d’autres tribus similaires la montagne, à cheval sur les Grandes Alpes. Les Ceutrons occupaient la vallée de Montjoie et communiquaient d’une part, par le col du Bonhomme, avec la haute vallée de l’Isère où se trouvait leur capitale Darantasia – actuellement Moutiers, en Tarentaise – d’autre part, par le col de la Forclaz, avec la vallée de Chamonix et le Valais habité par les Vallenses. Ce dernier itinéraire constitua durant des siècles la principale communication directe entre la vallée de Montjoie et celle de Chamonix ; ce n’est que vers 1820 qu’il fut délaissé au profit du col de Voza entre le Prarion et la chaîne du Mont-Blanc, après la construction d’un pavillon hôtel à Bellevue. » (P. Soudan, p. 19)

Carte archéologique de Pierre BROISE (Source : Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 1986, tome XVIII, 3e livraison)

Pour en savoir plus, on peut se reporter à l’article de Pierre BROISE, « Antiquités gallo-romaines du Faucigny », 1988, p. 223 sq. (Sur Passy et les Outards, voir p. 271) publié par la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Bulletin 1986, tome XVIII, 3e livraison.
Pour lire cet article, taper sur un moteur de recherche, par exemple, « monographie de Passy par Métral », et choisir le lien vers la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève.

Références : Vatusium n° 1, p. 2 et Vatusium n° 1 bis, p. 10 ; Vatusium n° 17, p. 40 ; Paul Soudan, Historique de l’usine de Chedde, p. 16 à 18 ; Paul Soudan, Histoire de Passy, p. 15, 19 ; Livre d’or, p. 66 (récit d’Albert Montémont, 1821) ; Albert Mermoud, Mémoire du Mt-Blanc d’antan, p. 69-70.

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