Lire notre revue Vatusium n° 19, 2016 « Les Passerands dans la Grande Guerre », 2e partie : 1916 à 1919, pages 32-33.
Cette page BONUS complète notre article « Les soldats de Passy témoins des mutineries d’avril-juillet 1917 » publié dans Vatusium n ° 19, pages 32-33.
Introduction : Voir nos pages sur les fraternisations et trêves de Noël
Léon Henri Ruffé, peintre et graveur français (1864-1951) « La grogne 1914-19… »
Les origines de l’insoumission de 1917
« Au printemps 1917, les soldats de l’armée française sont désespérés par l’échec meurtrier de l’offensive lancée, le 16 avril 1917, par le Général Nivelle au Chemin des Dames (Aisne). » (Voir nos articles dans Vatusium 19, p. 25-31)
Elle devait durer 2 jours ; 850 000 hommes sont engagés. Echec et perte de la moitié des effectifs dans certaines unités.
« A cette hécatombe – 30 000 hommes tués en dix jours – s’ajoutent les conditions de vie exécrables sur le front (épuisement, manque de nourriture, absence de permission…). »
« Le 29 avril 1917, 200 hommes du 20e RI refusent de remonter au front. Du 15 au 30 mai, 10 à 15 régiments se soulèvent ; c’est la chanson de Craonne. Des dizaines de milliers de soldats participent à 111 mutineries dans 61 Divisions, les 2/3 des unités d’infanterie. » (Documentaire de Georgette Cuvelier, nov. 2015)
« Les combattants ont le sentiment d’être sacrifiés « pour rien » tandis qu’à l’arrière les « embusqués » mènent une vie agréable, ainsi que l’expriment les paroles de La Chanson de Craonne. Peut-être sont-ils sensibles également aux échos de la Révolution russe et à la propagande pacifiste. […] »
« Bien qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement organisé, au plus fort des événements, une soixantaine de divisions de l’armée française, soit plus de la moitié, sont impliquées. Le nombre des « mutins » est estimé entre 30 000 et 40 000 par l’historien Guy Pedroncini, en 1967, et réévalué entre 60 000 et 90 000 par l’historien Denis Rolland, en 2005. » (site cartablevirtuel.u-paris10.fr, page Les mutineries de 1917)
« Selon Guy Pedroncini, 10% des « mutins » sont traduits devant les Conseils de guerre, 554 condamnations à mort sont prononcées, ce qui donne lieu à 49 exécutions. Les soldats graciés voient leurs condamnations commuées en peine de travaux publics et d’emprisonnement. Le Général André Bach, historien, évalue le nombre de soldats fusillés à moins de trente pendant la seule période des mutineries de 1917, lors d’une étude réalisée en 2014. » » (Sources : site cartablevirtuel.u-paris10.fr, page Les mutineries de 1917, dossier réalisé par Cécile Geoffroy ; Documentaire de Georgette Cuvelier diffusé sur France 3 le jeudi 5 novembre 2015 : « 14-18 : refuser la guerre »)
Les condamnations pour mutinerie ont touché le France entière. AUCUN Passerand n’a été fusillé pour mutinerie… La Haute-Savoie fait partie des 5 départements qui sont les seuls à avoir été épargnés par les condamnations à mort.
Néanmoins, vingt Passerands étaient présents, et donc témoins, dans des unités qui ont connu des mutineries ou des manifestations d’antimilitarisme en 1917 : 17e RI (2 Passerands) ; 23e RI (4 Passerands) ; 30e RI (7 Passerands) ; 42e RI (1 Passerand) ; 99e RIA (2 Passerands) ; 133e RI (3 Passerands) ; 158e RIA (2 Passerands) ; 30e BCA (2 Passerands) ; 51e BCA (7 Passerands) ; 70e BCA (1 Passerand).
Mais il y a eu des révoltes avant les mutineries de 1917 et il y en aura après :
En 1916 :
Le 14 mai 1916, un début de mutinerie a lieu au dépôt d’Haudainville, à 5 km environ au sud de Verdun, au 140e RI, suite à un ordre inepte et injuste du général Lebrun ; au moins 5 Passerands étaient présents et en ont été témoins.
Cette révolte « se manifeste par le refus de remonter en ligne d’une centaine de soldats. Il faut dire que l’unité venait de redescendre des lignes le matin même pour goûter un repos bien mérité et qu’à peine parvenue au cantonnement elle avait appris qu’il lui fallait remonter d’urgence. « Une mutinerie les bras croisés », comme le raconte un témoin, qui repose sur un profond sentiment d’injustice. Pourquoi eux doivent-ils y retourner alors que tel bataillon est au repos depuis plusieurs jours ? (J.Y. Le Naour, 1916. L’enfer, éd. Perrin, 2014, p. 118)
« En sortant de leurs casernes, les autres soldats croisaient des groupes d’hommes qui leur apprenaient la nouvelle. « Il ne faut pas faire les sacs, on ne montera pas », criaient les meneurs ; pour faire bonne mesure, deux soldats plus remuants que les autres avaient tranché les sangles de quelques sacs à dos. S’ils étaient assez nombreux à se rebeller, pensaient-ils, c’est le bataillon tout entier qui refuserait de partir. Ils s’éloignèrent par petits groupes en direction du fleuve et des berges du canal. La nuit était tombée. Impuissants, les officiers firent savoir au régiment qu’il ne fallait plus compter sur le 2e bataillon.
Le bataillon avait quitté les tranchées le matin même, près du tunnel de Tavannes, et les hommes étaient à bout de forces. Ils venaient de passer deux mois dans le secteur et de subir des bombardements intensifs pendant plusieurs jours. […]
Plus tard dans la soirée, alors qu’ils se promenaient sur les berges de la Meuse, ils aperçurent les autres compagnies du bataillon qui partaient vers les tranchées. La nouvelle s’étant propagée à rebours, si l’on peut dire, ils se mirent à rebrousser chemin, comme ramenés à la raison par le spectacle du devoir en marche et peut-être par quelque sombre appréhension. Certains purent rentrer à temps pour partir la nuit même avec leur unité ; d’autres quittèrent la caserne le lendemain avec le 3e bataillon. La police militaire ne vint les chercher que plusieurs jours plus tard.
L’un d’eux fut condamné à mort. Les autres reçurent des peines moins sévères, entre deux mois et cinq ans de prison Pourquoi cette clémence ? Leurs commandants et leur général divisionnaire se montrèrent compréhensifs et plus modérés ; lors des auditions, on entendit souvent les lieutenants et les capitaines faire l’éloge des accusés, présentés comme des soldats courageux qui s’étaient quelque peu égarés. Leur témoignage était d’autant plus amène que l’ordre qui avait tout déclenché était inepte : demandait-on à des hommes de monter en ligne alors qu’ils venaient tout juste d’atteindre leur camp de repos ? Le général Lebrun, qui en était l’auteur, dirigeait un secteur composé de six divisions. C’est lui qui avait maintenu cet ordre aberrant, contre l’avis des officiers chargés de le transmettre ; selon l’un des commandants des accusés, il était « manifestement au-dessous de la situation qui lui était échue ». Mais des hommes de troupe avaient contesté l’autorité des officiers, et la clémence de ces derniers en disait long. Sans le savoir, ils fournissaient un argument supplémentaire à ce commandant qui, à Souilly, alors que d’autres mutins comparaissaient devant un tribunal, déplorait qu’un véritable gouffre sépare les officiers habitués aux tranchées et les généraux restés à l’arrière, dans un texte prémonitoire qui semblait annoncer la crise déclenchée au dépôt d’Haudainville par les ordres de Lebrun. » (Paul Jankowski, 21 février 1916. Verdun, coll. « Les journées qui ont fait la France », NRF, Gallimard, 2013, p. 249-253)
« Finalement tous les hommes ont obéi, de plus ou moins mauvaise grâce, ils ont repris leurs sacs et leurs fusils, mais le commandement n’a pas voulu laisser passer ce mouvement d’humeur : 35 soldats sont déférés en conseil de guerre pour avoir exprimé ce qu’ils croyaient être juste, et un cordonnier marseillais est exécuté. On ne badine pas avec la discipline. » (J.Y. Le Naour, 1916. L’enfer, éd. Perrin, 2014, p. 118)
En 1917
Le 17 avril 1917, le lendemain de la blessure de Paul SOUDAN, (voir article dans Vatusium 19, p. 30 et notre page « Paul Soudan et le 23e RI en 1916 et 1917 » ), 17 hommes [du 23e RI] abandonnent leur poste devant l’ennemi, ils se dispersent dans les bois avant l’attaque de la position du « téton ». 13 condamnations à morts sont prononcées (suivies de 12 grâces)
Fin mai 1917, à Soissons, des bandes de plusieurs centaines de soldats (17e RI et 109e RI) manifestent tumultueusement, tirent des coups de fusil et lancent des grenades. Le calme revient le matin du 2 juin (Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, éditions PUF, 1967).
Fin mai et début juin 1917, le 158e RIA connaît des actes d’indiscipline collective.
Historique du 133e RI
41e DI, 7e Corps d’armée : Evénements de la 82e Brigade comprenant les 23e et 133e RI (dit le « Régiment des Lions), le 1er juin à Ville-en-Tardenois
Une manifestation commence dans les baraquements du 23e RI. (Lire la suite dans Vatusium 19, p. 32). Les manifestants gagnent Ville-en-Tardenois. Ils chantent L’Internationale et arbore un drapeau rouge en tête de cortège. Les mutins se groupent devant la mairie. Le général BOLOT est entouré […] ; c’est la première fois qu’un officier supérieur est molesté. Il semble que ce soit le général MIGNOT (aux côtés du général BOLOT) qui ait sauvé la situation par des concessions opportunes, sans doute peu en accord avec la discipline, mais évidemment nécessaires.
Le lendemain, vers 18 h, à Ville-en-Tardenois, recommence une nouvelle manifestation, de plus de 2000 hommes (un groupe du 120e RI a, semble-t-il, été débauché par les manifestants) qui se termine vers 22h. Devant une telle agitation, les 2 régiments sont emmenés en camions. Des incidents sporadiques se produiront encore les jours suivants.
Des soldats ont été traduits en conseil de guerre : 5 condamnations à mort, suivies d’exécutions et 13 condamnations aux travaux forcés. (Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, éditions PUF, cité dans Historique du 23e RI (Site chtimiste.com) « Je te dirais qu’ici tous mes camarades, c’est-à-dire ceux qui sont dans mon régiment, le 363e, ainsi que le 23ème, le 133ème, le 229ème, le 170ème, ainsi que plusieurs autres, ont refusé de monter à l’attaque ; C’est la grève » (source : lettre d’un poilu datée du 2 juin 1917).
« Dans le JMO, les faits ne sont pas relatés, mais quelques indices prouvent leurs existences :
1er et 2 juin : « Stationnement sur les mêmes emplacements. Voir copie du rapport adressé par la voie hiérarchique eu sujet des événements qui se sont produits ».
24 juin : « Le lieutenant-colonel BAUDRANT (qui commande le régiment) est remis à la disposition du ministre, et rejoint le dépôt de corps. II est remplacé par le lieutenant-colonel KIFFER »
26 juin : 22 officiers (sur 37 !) quittent le 133e RI et sont remplacés par des officiers venant de différents régiments.
Les faits sont relatés divers journaux de marches d’unités de la 41e division. » (Site chtimiste.com, page 133e RI)
Voir les documents officiels d’époque sur le site chtimiste.com, page mutineries
En juin 1917, le 97e RIA connaît lui aussi des actes d’indiscipline collective.
En 1918 :
30ème régiment d’infanterie, le 11 janvier 1918 (7 Passerands présents en 1918) :
Le 11 janvier 1918, une centaine d’hommes du 30e RI chantent des chansons antimilitaristes outrageantes pour les officiers et écoutent une causerie antipatriotique (Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, éditions PUF, p. 60).
Voir HISTORIQUE DU 30e RI : Site gallica bnf TRANSCRIT sur le site Verdun-1916.chez-alice
POUR COMPRENDRE ce qui s’est passé lors des mutineries, il est intéressant de lire les témoignages de Narcisse Alixant, officier commandant un bataillon, Louis Barthas et Pierre Pasquier, tous deux caporaux.
Narcisse ALIXANT, Journal de guerre d’un officier du 159e RIA de Briançon, 1914-1919, éditions Transhumances, 2015, livre CHePP disponible à la bibliothèque de Passy.
Couverture du livre de Narcisse ALIXANT, Journal de guerre
Page 203-204 Mutins de 1917; Détails des critiques et causes profondes :
« Je profite de mes loisirs pour adresser le 4 juin 1917 au colonel un rapport détaillé sur les incidents, symptômes manifestes du fléchissement du moral.
Quelques passages de ce rapport donnent la physionomie des évènements, énumèrent les griefs des mécontents et signalent les causes de la démoralisation.
[rapport] :
« Il est hors de doute que le mécontentement est général parmi les hommes et qu’il ne date pas d’aujourd’hui. Dès qu’il fut soupçonné, il fut signalé au chef de corps et les officiers usèrent de tout leur prestige et de leur autorité pour le combattre.
Le résultat peut être considéré comme satisfaisant au 2e bataillon. Nombreux sont les témoignages spontanés de fidélité et de sympathie recueillis au cours de ces pénibles journées.
La ferme attitude des officiers et des sous-officiers n’a pas fléchi un instant dans ces graves circonstances. Il a fallu beaucoup de tact et de doigté, de la part des commandants d’unités, pour éviter l’aggravation des incidents. Un exemple brutal aurait probablement déchaîné la mutinerie.
Crédules et nerveux à l’excès, les hommes ont été circonvenus par des meneurs, impressionnés par des racontars de permissionnaires et des correspondances reçues. Mais le fait le plus marquant fut sans aucun doute l’exemple donné par un corps voisin (60e B.C.P.) beaucoup plus travaillé que le bataillon.
Les principaux griefs invoqués par les mécontents sont formulés dans ces termes :
1°/ On nous envoie dans un secteur actif où nous risquons de nous faire tuer avant d’avoir revu nos familles, comme nous l’espérions avant le 1er juin.
2°/ Ceux de l’arrière ont leur permission au jour échu, sans retard. Nous sommes moins bien traités, nous les combattants, que ceux qui ne risquent pas leur peau.
3°/ Nous connaissons des corps de troupe qui ont bénéficié de longs repos entre les périodes de combats, repos qui varient de plusieurs semaines à six mois (3e corps). On ne nous a pas accordé de long repos depuis les affaires de Verdun, nous avons beaucoup peiné et bien combattu et on ne nous a accordé que 12 jours de repos avant de venir au Chemin des Dames.
4°/ Nous ne reprochons rien à nos officiers, à notre colonel mais le commandement veut encore nous lancer à l’attaque comme à Barleux et nous faire massacrer (argument très répandu).
5°/ Le commandement n’écoute jamais les avis de nos chefs directs quand il s’agit d’attaquer. On a fait attaquer sur l’Aisne et en Champagne des tranchées qu’on avait signalées aux généraux comme non détruites par l’artillerie.
Il y a des causes profondes à cet état d’âme et à l’inquiétude qui s’est emparée de la troupe en peu de temps.
Il faut citer :
En premier lieu, les imprudences de la presse qui publie des critiques acerbes contre le commandement (Matin et Echo de Paris de la fin mai). Des articles relatifs aux repos, aux permissions, aux travaux et exercices dans les cantonnements prédisposent la troupe à discuter et à désobéir.
En second lieu, le compte rendu in extenso de certaines interpellations à la Chambre des députés, très commentées par les hommes.
En troisième lieu, la faiblesse de la répression des fautes graves. Nos unités sont infestées de mauvais sujets condamnés par les conseils de guerre et en sursis de peine ; ces tarés ne sont pas à leur place ; difficiles à conduire, ils savent, d’un mot, jeter la suspicion sur le chef, faire douter de sa compétence et de la droiture de ses intentions.
En quatrième lieu, les impressions rapportées de l’intérieur par les permissionnaires ; ces impressions sont souvent déprimantes ; ils ont vu des embusqués partout et ils ont trop souvent pris contact avec de mauvais Français dont les idées et les propos révolutionnaires sont des ferments d’indiscipline.
Enfin il y a les erreurs imputables à nos dirigeants, aliment quotidien des polémiques de presse très suivies par les hommes.
Certaines erreurs du commandement ne sont pas non plus étrangères au mécontentement général. Les journaux les ont librement signalées et mises en vedette.
Les hommes les méditent, ils font des rapprochements, des pronostics et l’argumentation des officiers est impuissante à les désabuser.
Le danger n’est pas conjuré, la troupe demeure troublée et impressionnable ; depuis quelques jours, l’esprit n’est plus le même et le bataillon n’est plus, comme avant, entièrement dans la main de son chef.
Il y a, dans les rangs, une proportion mal définie d’hommes dont l’état d’esprit est incertain.
Le chef de bataillon a le sentiment que sa troupe ne le suivrait pas unanimement dans une attaque. Il croit qu’elle tiendrait ferme en cas d’attaque ennemie. Il ignore ce qu’il pourrait en faire pour réparer la défaillance d’une troupe voisine. Il considère la situation comme sérieuse, mais susceptible de s’améliorer rapidement si des mesures d’ensemble, venant de haut, et très énergiques sont prises sans retard. » (fin du rapport)
Le séjour au bois de la Goutte d’Or, peu pénible relativement, semble apporter des apaisements et un dérivatif aux préoccupations de nos hommes.
Le 2e bataillon, à ce point de vue, a été moins éprouvé que d’autres unités de la division, dans lesquelles des sections entières ont regimbé à l’occasion de la relève du 20e corps. Le silence est fait sur ces regrettables incidents et l’isolement évite la propagation des nouvelles démoralisantes.
Notre artillerie, très active, procure aux grelus le spectacle de marmitages impressionnants des lignes boches de Malval et de Froidmont. »
Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, édition du centenaire La Découverte/Poche, 2013.
Louis Barthas
Page 471 Causes des mutineries :
La révolution russe de 1917 eut une « répercussion sur le front français et un vent de révolte souffla sur presque tous les régiments.
Il y avait d’ailleurs des raisons de mécontentement : l’échec douloureux de l’offensive du Chemin des Dames qui n’avait eu pour résultat qu’une effroyable hécatombe ; la perspective de longs mois encore de guerre dont la décision était très douteuse, enfin c’était le long retard apporté pour les permissions, c’était cela je crois qui irritait le plus le soldat. […]
Il y avait au bout du village un débitant pour qui la guerre n’apportait que profit. […] Un soir un caporal chanta des paroles de révolte contre la triste vie de la tranchée, de plainte, d’adieu pour les êtres chers qu’on ne reverrait peut-être plus, de colère contre les auteurs responsables de cette guerre infâme, et les riches embusqués qui laissaient battre ceux qui n’avaient rien à défendre.
Au refrain, des centaines de bouches reprenaient en chœur et à la fin des applaudissements frénétiques éclataient auxquels se mêlaient les cris de « Paix ou Révolution ! A bas la guerre ! », etc., « Permission ! Permission !’
Un soir, patriotes voilez-vous la face, L’Internationale retentit, éclata en tempête.
Cette fois nos chefs s’émurent. […]
Le 30 mai [1917] à midi, il y eut même une réunion en dehors du village pour constituer à l’exemple ; des Russes un « soviet » composé de trois hommes par compagnie qui aurait pris la direction du régiment.
A ma grande stupéfaction, on vint m’offrir la présidence de ce soviet, c’est-à-dire pour remplacer le colonel, rien que ça !
On voit ça d’ici, moi obscur paysan qui lâchai ma pioche en août 1914 commander le 296e régiment : cela dépassait les bornes de l’invraisemblance !
Bien entendu, je refusai, je n’avais pas envie de faire connaissance avec le poteau d’exécution pour l’enfantillage de singer les Russes.
Cependant, je résolus de donner une apparence de légalité à ces manifestations révolutionnaires ; je rédigeai un manifeste à transmettre à nos chefs de compagnie protestant contre le retard des permissions. […]
La révolte était placée ainsi sur le terrain du droit et de la justice. Ce manifeste fut lu par un poilu à la voix sonore, qui s’était juché à califourchon sur une branche de chêne ; des applaudissements frénétiques soulignèrent les dernières lignes. (…]
Dans l’après-midi l’ordre de départ immédiat fut communiqué ; la promesse formelle était faite que les permissions allaient reprendre dès le lendemain à la cadence de seize pour cent sans arrêt. Les autorités militaires, si arrogantes, autoritaires avaient dû capituler. Il n’en fallait pas davantage pour rétablir l’ordre. Malgré cela il y eut, surtout aux cantonnements de la 4e compagnie mitrailleuses, de vifs tumultes quelques instants avant le départ et les hommes ne partirent qu’après avoir chanté L’Internationale devant les officiers stupéfaits mais passifs devant leur impuissance.
A trois heures du soir, par un brûlant soleil, on quitta Daucourt. A cinq heures, le régiment traversa Sainte-Menehould [Marne, en Argonne, à l’ouest de Verdun] où des évènements tragiques venaient de se dérouler. Deux régiments venaient de se mutiner et s’étaient emparés de la caserne en criant : « Paix ou Révolution ! »
Le général X étant allé essayer de les haranguer fut empoigné, collé au mur et allait être fusillé lorsqu’un commandant très aimé de ses hommes réussit à sauver le général et à obtenir que les révoltés se laissent conduire au camp de Châlons pour jouir d’un long repos.
Des coups de fusil ayant été tirés sur un groupe d’officiers qui essayaient de s’approcher de la caserne, des balles allèrent faire des victimes dans la ville. Il y eut, nous dit-on, deux tués.
On jugea prudent en haut lieu d’isoler les trois bataillons du 296e régiment les uns des autres. […]
Le lendemain soir, à sept heures, on nous rassembla pour le départ aux tranchées. De bruyantes manifestations se produisirent, cris, chants, hurlements, coups de sifflets ; bien entendu, L’Internationale retentit ; si les officiers avaient fait un geste, dit un mot contre ce chahut, je crois sincèrement qu’ils auraient été massacrés sans pitié tant l’exaltation était grande.
Ils prirent le parti le plus sage : attendre patiemment que le calme soit revenu. On ne peut pas toujours crier, siffler, hurler et parmi les révoltés n’y ayant aucun meneur capable de prendre une décision, ou la direction, on finit par s’acheminer vers les tranchées, non cependant sans maugréer et ronchonner.
Bientôt, à notre grande surprise, une colonne de cavalerie nous atteignit et marcha à notre hauteur. On nous accompagnait aux tranchées comme des forçats qu’on conduit aux travaux forcés !
Dérangés, suffoqués par la poussière soulevée par les chevaux, des altercations ne tardèrent pas à éclater entre fantassins et cavaliers, des bagarres allaient s’ensuivre ; il y eut même quelques coups de crosse d’une part et quelques coups de plat de sabre de l’autre. Pour éviter une vraie bataille, on dut faire éloigner les cavaliers, ce qui ne dut pas leur déplaire.
Nous traversâmes Moiremont [au nord de Ste-Menehould], dernier lieu habité, civilisé, puis Vienne-la-Ville , Vienne-le-Château, deux importants villages en ruine [à l’est de la Main de Massiges], et à trois cents mètres de ce qui fut le village de la Harazée dans la riante vallée de la Biesme nous relevâmes les canonniers du 358e régiment. »
Situation de La Harazée
Bois de la Grurie et La Harazée
Mino Faïta, Carnets de guerre de Pierre Pasquier, caporal au 97e régiment d’Infanterie Alpine, éditions de l’Astronome, 2005 ; livre CHePP disponible à la bibliothèque de Passy) :
Couverture du livre de Mino Faïta, Carnets de guerre de Pierre Pasquier
Notes de Mino Faita p. 152 notes (7) et (8) (11) (13) Mutineries :
Note 7 : Les revendications sont nombreuses : permissions rares (représentant 3 à 5% environ des hommes sur le front), inégales, accordées dans l’opacité. Viennent ensuite la dureté et la longueur de la guerre, le martyre de l’infanterie, « les tirs amis », les conditions de transport lors des permissions, la méfiance à l’égard des états-majors… les cris entendus par P. Pasquier traduisent la diversité et la profondeur du mouvement : « Vive la paix », « Assez de massacres », « Vive la sociale », « Vive la révolution » (allusion à la révolution russe de février-mars).
Note 8 : Les unités dans lesquelles combattent les Savoyards seront diversement touchées par les mutineries : « Au total une condamnation à mort (en Savoie), 9 condamnations à des peines graves (4 en Savoie et 5 en Haute-Savoie) et 5 condamnations à des peines légères (2 et 3) seront infligées à des soldats savoyards » (Christian Sorrel, La Savoie 1914-1918, op. cit., p. 34)
Noter 11, page 153 : Les sanctions seront bien plus sévères que celles envisagées par P. Pasquier. Si pour affaiblir le mouvement on s’appliqua à brasser les unités, voire les dissoudre, on appliqua surtout le code de justice militaire qui prévoyait la peine de mort pour l’abandon de poste, la révolte, le refus d’obéissance, l’usurpation de commandement… Ainsi, pour un nombre de mutins estimé à 30-40 000 hommes, 3 427 furent traduits devant le Conseil de guerre, « 554 inculpés furent condamnés à mort, 1 381 le furent aux travaux forcés, ou à de longues peines de détention. Guy Pedroncini a dénombré 50 exécutions qu’il considère comme indiscutables ; dix autres lui paraissent probables et huit lui semblent ne pas devoir être écartées » (Jean Pierre Azéma, Pétain et les mutineries de 1917, in 1914-1918, Mourir pour la Patrie, Seuil, 1992, p. 185-186).
Pour sa part, J.B. Duroselle (La Grande Guerre des Français 1914-18, éd. Perrin, 1994, p. 420) estime qu’il y a eu 871 condamnations dont 236 exécutées pour toute la durée de la guerre, dont 100 en 1914 et 1 en 1918. « Ces hommes sont de tous les âges, de tous les milieux, mais surtout de conditions modestes […] ce ne sont pas des habitués des tribunaux […] Des hommes si différents qu’ils ne peuvent avoir été réunis dans la révolte que par un seul sentiment commun, celui de soldats lassés de vains et inutiles combats » (G. Pedroncini, op. cit. p. 237)
Sur cette question, voir aussi Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Odile Jacob, 2002).
Note 13, p. 154 : Les condamnations seront exécutées rapidement. Deux chasseurs du 70e BCA seront fusillés les 8 et 12 juin, deux autres appartenant à la 13e Division d’Infanterie seront exécutés le 10 juin. Dans le 129e RI qui est à l’origine du mouvement de protestation, quatre soldats au moins seront exécutés le 28 juin. Les autres suivront ; les condamnations à mort touchent la France entière, cinq départements seulement seront épargnés. Il s’agit de la Mayenne, du Tarn et Garonne, la Haute-Savoie, la Lozère et les Basses Alpes.
Sources et sites à consulter pour en savoir plus :
Bibliographie :
André Loez, 14-18. Les Refus de la Guerre – une histoire de Mutins, Gallimard, 2010.
Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, éditions PUF, 1967.
J.Y. Le Naour, 1916. L’enfer, éd. Perrin, 2014.
Paul Jankowski, 21 février 1916. Verdun, coll. « Les journées qui ont fait la France », NRF, Gallimard, 2013.
Narcisse ALIXANT, Journal de guerre (site transhumances.com) http://www.transhumances.com/-les-carnets-de-la-Claree-.html
Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, édition du centenaire La Découverte/Poche, 2013, site babelio.com http://www.babelio.com/auteur/Louis-Barthas/10552
Mino Faïta, Carnets de guerre de Pierre Pasquier, caporal au 97e régiment d’Infanterie Alpine, éditions de l’Astronome, 2005 ; livre CHePP disponible à la bibliothèque de Passy http://www.editions-astronome.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=3
Sites :
Cartable virtuel de la BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine, en partenariat et avec le soutien du Conseil général des Hauts-de-Seine et de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense), site cartablevirtuel.u-paris10.fr, page Les mutineries de 1917 http://cartablevirtuel.u-paris10.fr/dossier/9
Site chtimiste :
page sur les mutineries http://www.chtimiste.com/regiments/mutineries/mutineries.htm
page 20e Régiment d’infanterie http://www.chtimiste.com/regiments/ligne1-50.htm#_20ème_Régiment_d’Infanterie_1
Historique du 133e RI : Site gallica.bnf.fr http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6452398x
Historique du 30e RI : Site gallica bnf http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6261392x.r=.langFR TRANSCRIT sur le site Verdun-1916.chez-alice http://verdun-1916.chez-alice.fr/frameg/histo.html
La Harazée : site forum.ancestrologie.org http://forum.ancestrologie.org/recherches-genealogiques/ou-se-trouve-la-harazee/
Bois de la Grurie et La Harazée : site guerre1418sysvalfer.e-monsite.com http://guerre1418sysvalfer.e-monsite.com/pages/annee-1915/annee-1915-louis-en-argonne.html
Bois de la Grurie et La Harazée : site chtimiste.com http://chtimiste.com/batailles1418/1915argonne_fichiers/image002.jpg
Site ufacbagnolet : Première Guerre mondiale, les mutineries de 1917 http://ufacbagnolet.over-blog.com/article-36007807.html :
Nous vous recommandons un article bien documenté de la Société d’émulation de l’Ain sur les mutineries au 23e RI et 133e RI: http://societe-d-emulation-de-l-ain.over-blog.com/article-21800940.html
Texte de la Chanson de Craonne disponible sur le site dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/paroles/chanson_de_craonne.htm
Vidéo :
Documentaire de Georgette Cuvelier diffusé sur France 3 le jeudi 5 novembre 2015 : « 14-18 : refuser la guerre »
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– Passy pendant la grande Guerre
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– Passy du XXe siècle à nos jours.
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